beced a écrit:[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]Rachel Kahn (née en 1945 à Béchar en Algérie, est une productrice de télévision française).
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]J’ai tourné 7 fois ma langue dans ma bouche. J’ai récité l’alphabet à l’envers comme à l’endroit, j’ai mangé du chocolat pendant les fêtes, beaucoup, beaucoup trop. Mais ça n’est pas passé.
J’ai regardé la télé, écouté la radio, regardé les twitts de tous les côtés sans jamais rien dire, coincée au milieu de cette pagaille, cette guerre culturelle, sociale et économique, mais aussi cette guerre d’égos assoiffés d’apparition dans les médias.
Bref, une bombe transversale, une sorte de développement durable inversé. Mais ça n’est toujours pas passé.
Pourtant, j’avais souhaité un début d’année serein, passée la crise de foie évidemment, j’avais souhaité une année remplie d’ouverture, d’amour, de bonheur et de fous rires. On est le 18 janvier et je n’ai plus le cœur à rire : j’ai peur.
Je me suis tue, jusqu’au moment où me taire est devenu insoutenable. Comme quoi le mariage pour tous passé, de nouveaux "coming out" sont encore possibles et toujours aussi durs à exprimer. Je me lance : je suis... je suis une femme, je suis juive et noire. C’est ainsi. J’ai peur et j’ai honte.
Ma mère, née en 1940, d’origine juive polonaise a été cachée en France pendant la guerre. De son côté, toute la famille a été déportée.
Mon père, né en Afrique, entre la Gambie et le Sénégal, deux pays musulmans, est arrivé en France juste après la colonisation (la vraie). C’est là qu’ils se sont rencontrés, aimés et qu’ils s’aiment encore.
Dans les diners en ville, on se rassure, on me rassure en me disant : "Oh ! Mais quelle chance tu as, c’est super, c’est joli ce mélange !!"
Alors, moi bêtement, j’y crois à ma chance, sauf que de jour en jour, d’heure en heure... ce que je vis ne correspond pas du tout à l’expression "avoir le cul bordé de nouilles".
Mais alors pas du tout !! Plus les quenelles se multiplient, plus les nouilles disparaissent. Ca doit être plus nourrissant la haine.
Aujourd’hui, déchiquetée, écartelée, tiraillée, la France se divise et on me demande de rentrer dans une case, de faire un choix entre mon père et ma mère, entre noire et juive.
On me demande de ne pas être qui je suis, de ne pas vivre qui je dois être : une afroyiddish, une Française.
Je suis le fruit de l’histoire de France, le fruit entre un peuple que l’on a voulu éradiquer et l’autre que l’on a voulu soumis à jamais. Et si mes parents s’aiment toujours c’est aussi parce que c’est cette force de vivre qui les soude contre l’intolérance profonde, l’ignorance nauséabonde.
En tant qu’ancienne athlète, j’ai vu et revu la victoire de Jesse Owens aux JO de Berlin, sous les yeux d’un Hitler qui quenellait bassement. Le noir, cette sous-race, gagnait majestueusement sur les aryens. Je vais la re-regarder encore cette course, ca me fait du bien.
Cette victoire commune que portaient les noirs et les juifs sur la ligne d’arrivée. Si seulement Owens pouvait prêter sa boussole à Dieudonné...
Dieudonné n’est pas le représentant des noirs de France, il n’est pas non plus le chef de la jeunesse française. En revanche il est le stigmate et la conséquence de nos lacunes en termes d’égalité effective.
Nous n’avons que trop peu d’artistes noirs médiatisés, je dis noir, je veux dire dans lesquelles notre jeunesse et nous-même nous reconnaissons vraiment. Nous avons un manque profond d’artistes miroirs de notre société.
En effet, si nous en avions notre Denzel Washington, notre Woopy Glodberg, notre Samy Davis, notre Morgane Frieman, d’une part ils auraient réagis, d’autre part Dieudonné n’aurait pas été l’icône ultime contre un système où règne l’injustice.
Je vis cette discrimination lancinante aux côtés des jeunes artistes issue de quartiers populaires à qui on offre aucun espace parce que trop basanés. Je vis ce RER et cette place qui reste vide à mes côtés sauf lorsque le wagon devient blindé.
Alors me voilà bêtement à poser ce texte où je raconte ma vie parce qu’il arrive un moment où me taire devient comme une traitrise.
J’ai mal. J’ai mal parce que Dieudonné me blesse dans ma chair, dans mon sang. On ne porte pas une mémoire en incitant à la haine contre une autre minorité.
Je suis le fruit de deux peuples victimes des pires atrocités que l’histoire de l’humanité n’est jamais engendrée et si mes parents s’aiment aussi fort, c’est parce qu’ils ont vécu en réalité la même histoire. Les crimes contre l’humanité, faut-il le rappeler, concernent tous les hommes et toutes les femmes, pas besoin d’être dans une case pour cela.
Dès lors, lorsque l’on attise une telle haine, comme le fait Dieudonné, c’est peut-être parce que finalement on ne doit pas s’aimer beaucoup, ni beaucoup aimer les hommes. J’ai mal. J’ai mal parce qu’il n’est pas facile de toucher à l’intime. Une couleur de peau n’est pas que superficielle, j’en suis fière de cette couleur et ma religion est inscrite dans mon ADN, un tatouage bien plus profondément indélébile que celui de mon grand-père.
J’ai mal, lorsqu’un noir me dit de faire un choix lorsqu’il pointe mon étoile de David en me disant que c’est une cible. J’ai mal à l’entrée d’une synagogue lorsque l’on me rejette en me disant l’on n’accepte pas les visiteurs. Les visiteurs ? Une cible ?
Mais un visiteur pour qui ? Une cible pourquoi ? Pour le FN. Oui ! Je suis une petite bâtarde, je ne suis pas de race pure... si c’est cela le problème, il faut le dire clairement mais de grâce pas de mélange avec la liberté d’expression.
Je suis pour cette liberté, évidemment puisque mon travail est précisément de soutenir les artistes à la vie à la mort. La liberté d’expression est un pilier de la démocratie, mais la démocratie implique de croire en l’humain. Et c’est peut-être là où le bât blesse de la part de l’artiste en question.
La France m’a fait naître pour vivre avant tout, dans ma liberté, dans l’égalité, dans la fraternité. Sur ma route j’ai pu rencontrer des artistes formidables, c’est d’ailleurs en cela que j’ai de la chance. Manu Dibango qui ne cesse de relier les gens par la musique, ce plus court chemin d’un cœur à l’autre.
Edouard Glissant qui m’a ouvert les yeux avec sa "Philosophie de la relation", avec son Tout-Monde, où les mélanges se font malgré les pensées extrémistes les plus violentes, où la liberté de l’espèce humaine fait que des personnes différentes s’aiment et font des petits.
Dès lors, mon sentiment d’appartenance est surtout un sentiment d’ouverture au monde, dans la construction permanente de ces millions de liens qui nous unissent nous belle France.
Chacun fait sa vie comme il l’entend, mais la recherche permanente du socle commun, la construction assidue de ce qui unit plutôt que ce qui divise reste mon moteur, ce qui m’anime, ce qui me fait.
Oui, il y a eu il y a eu ces bateaux et leurs cales, puis ces trains, toutes ces routes sur terre ou sur mer vers les heures les plus sombres de l’histoire. Notre histoire commune. Celle-là même qui nous souffle son "plus jamais ça".
Noire et juive, un comble ? Non plutôt une invitation à danser sur un tam-tam d’Afrique au rythme klezmer. Je n’ai pas la haine de grand-chose, le chocolat me calme assez, juste cette concurrence des victimes, n’est qu’une concurrence de soi-même contre soi même.
Moi, je ne fais pas le choix d’être seulement noire ou fille d’esclave, ni d’être seulement juive petite fille de déportés.
Mais, le seul choix que j’ai fait c’est celui de ne pas être une victime.
Parce que looseuse, ce n’est pas le projet de vie que je me suis préparée.
Poursuivre l’ouverture au monde avec les artistes, continuer de tisser les liens, permettre les mélange sans fin, c’est peut-être une évidence lorsque l’on est noire et juive. Encore que cette construction et cette définition sont basées sur le passé.
Je ne suis pas une victime ni d’un camp, ni de l’autre et j’espère surtout que dans le futur ces camps réveillés par de tristes personnes n’exciteront plus. Alors pour le futur, je suis... je suis ce que je serais.