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2014 annus horribilis
Invité- Invité
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Re: 2014 annus horribilis
beced- Messages : 51860
Date d'inscription : 31/12/2013
- Message n°28
Re: 2014 annus horribilis
Xavier De La Porte (France-Culture ) revient sur l'année 2015, l'année que l'on voudrait effacer de nos mémoires sans le pouvoir.
... 2015, et commencer par un repentir….
Le 1er janvier 2015, il y a presque un an donc, faisant preuve d'une lucidité prospective hors du commun, j'écrivais sur Rue89 un article intitulé « Si 2015 ressemble à 1615, on va bien s'emmerder ».
A ma décharge, j'étais seul de permanence au journal ce jour-là, dans un état post-réveillon qui n'incite pas à la clarté d'esprit, et je raillais une théorie en cours en ce moment charnière.
La théorie en question émanait de deux historiens du nom de Bernard Lecherbonnier et Serge Cosseron : « Tous les ans XV ancrés dans les mémoires, expliquaient-ils, ont été précédés par des troubles que nous connaissons aujourd’hui à l’instar de la crise financière, la débâcle économique, les conflits internationaux... ». Et en guise de preuves, ils avançaient les exemples suivants : 1415 : bataille d’Azincourt, défaite contre les Anglais. 1515 : bataille de Marignan, début du règne de François Ier et de la Renaissance. 1715 : mort de Louis XIV, début du Siècle des Lumières. 1815 : Waterloo, chute de Napoléon. 1915 : la Première Guerre mondiale s’enfonce dans les tranchées.
Et les historiens précisaient même leur pensée en ajoutant que la France d’aujourd’hui se trouvait dans une situation semblable à celle de 1715 à la mort de Louis XIV, je les cite : « Il y a eu sous son règne une première partie florissante, qui pourrait correspondre aux fameuses Trente Glorieuses d’après-guerre, et une seconde partie avec trois décennies catastrophiques de dépression économique, aggravée par une mauvaise gouvernance. »
J'aurais dû m'en tenir à cette démonstration étincelante, mais, encore aviné des agapes de la veille, j'ai voulu faire mon malin et leur ait opposé la seule année en 15 qu'ils ne citaient pas, 1615, une année dont les grands événements en Europe furent : le mariage de Louis XIII avec Anne d'Autriche, infante d'Espagne, la poursuite de la lutte qui oppose la régente Marie de Médicis et une partie de la noblesse menée par Condé (et qui dure en gros jusqu’en 1620), le renforcement des tensions religieuses entre protestants et catholiques, le début de la construction du Palais du Luxembourg, la visite de Gassendi à Paris, et le gel des oliviers dans le Languedoc. Autrement dit, rien de majeur.
Et j'en concluais donc que si 2015 ressemblait à 1615, on allait bien s'emmerder. C'était le 1er janvier. 6 jours plus tard, la tuerie de Charlie-Hebdo offrait une contradiction étincelante à ma théorie, inaugurant une année terrible dont l'accord symbolique certes, mais décevant, obtenu lors de la COP21, n'a pas pu faire oublier qu'elle s'est achevée vraiment avec les attentats du 13 décembre à Paris.
Vous en concluez quoi ?
Plusieurs choses : d'abord qu'il ne faut pas écrire d'article quand on cuve. Ensuite que le jeu des prédictions est un jeu dangereux, mais que se moquer des prédictions en faisant des contre-prédictions est un jeu encore plus dangereux car il expose à avoir deux fois tort. Enfin que, dans une période où les hivers ont des airs de printemps, où les gens qui nous terrorisent (quand je dis « nous », ce sont les Syriens et les Irakiens) ont un autre calendrier que le Romain, eh bien nous continuons d'avoir besoin de cette scansion de l'année qui se termine, de l'autre qui s'ouvre, pour nous donner l'impression d'un peu maîtriser ce qui nous échappe, et surtout, pour pouvoir pousser une sorte de « ouf » de soulagement en voyant s'achever 2015. « 2015, j'ai hâte de te dire adieu », comme le disait joliment Titiou Lecoq sur Slate, oui, mais voilà, on ne dit jamais adieu à une année, surtout pas celle-là.
Mais pourtant, ne dit-on pas que nous sommes dans une société de l'instantané ?
Oui, c'est bizarre mais on dit ça. On dit qu'Internet en est une des causes, qu'il nous plonge dans un flux d'informations, qu'il serait comme le fleuve d'Héraclite. C'est drôle comme cette idée a réussi à s'imposer, alors même qu'elle est contraire à l'expérience que l'on fait dans les réseaux. Parce que oui, Internet, c'est la vitesse, c'est la captation de l'attention, c'est l'afflux continu et incessant d'informations, mais tout ça n'a rien à voir avec l'oubli du passé, bien au contraire.
D'abord parce que vitesse et l’afflux continu d’informations ne signifient pas qu'il n'y ait pas ressassement. Les gens qui sont en dépression le savent : ils ont le sentiment que le cerveau va très vite, ils sont incapables de s'en tenir à une idée, et pourtant, ils sont en boucle. Eh bien, Internet peut aussi ressembler à ça et nous donner l’impression que nous rebaignons dans le même fleuve.
C'est dû au fait que les nouveaux médias passent leur temps à se citer pour se remplir, c'est dû à la structure même du web qui fonctionne par l'hypertexte, la mise en lien entre les contenus. Parfois donc, surtout quand les évémements sont tellement forts qu'ils occupent massivement la conversation numérique, c'est plutôt l'impression qu'on n'arrivera pas à oublier qui prédomine, l'impression qu'on est sans cesse ramené à ça.
Ensuite parce, Internet, c'est beaucoup plus qu'auparavant, l'accès possible à des archives. Tout se numérise à grand pas, on le sait. Les livres, les œuvres des musées, les concerts, le Web lui-même fait l'objet d'un dépôt légal, Twitter est archivé à la bibliothèque du Congrès à Washington, sans compter des sites comme Internet Archive sur lequel on peut trouver des sites qui n'existent plus. Plus ça va donc, plus l'Internet s'épaissit de notre mémoire. Et c'est même un problème, un problème technique.
Comme le dit souvent l'historien des religions et grand geek Milad Doueihi, l'informatique n'oublie pas, l'oubli est impossible à programmer. Ce n'est pas pour rien qu'il a fallu inventer un « droit à l'oubli ».
Donc voilà, nous n'oublierons pas 2015 et même peut-être, aura-t-on tout gardé de 2015, plus encore de toutes les années qui précèdent. Cette vidéo enregistrée à l'intérieur du Bataclan au moment où les coups de feu éclataient, ces tweets de jeunes gens demandant à la cantonade si quelqu'un n'avait pas vu leur ami qui prenait un pot à la terrasse de la Belle Equipe, les posts laissés sur Facebook par ces parents, après chaque visite dans un hôpital où il cherchait leurs fils. Tout ça, tout ce qui n'aurait été auparavant que des paroles échangées ou des coups de fil perdus dans les câbles de cuivre, tout ça est aujourd'hui inscrit, quelque part sur Internet et y restera à jamais.
Après l'écriture, nous avons inventé avec Internet le dépôt de nos mémoires.
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... 2015, et commencer par un repentir….
Le 1er janvier 2015, il y a presque un an donc, faisant preuve d'une lucidité prospective hors du commun, j'écrivais sur Rue89 un article intitulé « Si 2015 ressemble à 1615, on va bien s'emmerder ».
A ma décharge, j'étais seul de permanence au journal ce jour-là, dans un état post-réveillon qui n'incite pas à la clarté d'esprit, et je raillais une théorie en cours en ce moment charnière.
La théorie en question émanait de deux historiens du nom de Bernard Lecherbonnier et Serge Cosseron : « Tous les ans XV ancrés dans les mémoires, expliquaient-ils, ont été précédés par des troubles que nous connaissons aujourd’hui à l’instar de la crise financière, la débâcle économique, les conflits internationaux... ». Et en guise de preuves, ils avançaient les exemples suivants : 1415 : bataille d’Azincourt, défaite contre les Anglais. 1515 : bataille de Marignan, début du règne de François Ier et de la Renaissance. 1715 : mort de Louis XIV, début du Siècle des Lumières. 1815 : Waterloo, chute de Napoléon. 1915 : la Première Guerre mondiale s’enfonce dans les tranchées.
Et les historiens précisaient même leur pensée en ajoutant que la France d’aujourd’hui se trouvait dans une situation semblable à celle de 1715 à la mort de Louis XIV, je les cite : « Il y a eu sous son règne une première partie florissante, qui pourrait correspondre aux fameuses Trente Glorieuses d’après-guerre, et une seconde partie avec trois décennies catastrophiques de dépression économique, aggravée par une mauvaise gouvernance. »
J'aurais dû m'en tenir à cette démonstration étincelante, mais, encore aviné des agapes de la veille, j'ai voulu faire mon malin et leur ait opposé la seule année en 15 qu'ils ne citaient pas, 1615, une année dont les grands événements en Europe furent : le mariage de Louis XIII avec Anne d'Autriche, infante d'Espagne, la poursuite de la lutte qui oppose la régente Marie de Médicis et une partie de la noblesse menée par Condé (et qui dure en gros jusqu’en 1620), le renforcement des tensions religieuses entre protestants et catholiques, le début de la construction du Palais du Luxembourg, la visite de Gassendi à Paris, et le gel des oliviers dans le Languedoc. Autrement dit, rien de majeur.
Et j'en concluais donc que si 2015 ressemblait à 1615, on allait bien s'emmerder. C'était le 1er janvier. 6 jours plus tard, la tuerie de Charlie-Hebdo offrait une contradiction étincelante à ma théorie, inaugurant une année terrible dont l'accord symbolique certes, mais décevant, obtenu lors de la COP21, n'a pas pu faire oublier qu'elle s'est achevée vraiment avec les attentats du 13 décembre à Paris.
Vous en concluez quoi ?
Plusieurs choses : d'abord qu'il ne faut pas écrire d'article quand on cuve. Ensuite que le jeu des prédictions est un jeu dangereux, mais que se moquer des prédictions en faisant des contre-prédictions est un jeu encore plus dangereux car il expose à avoir deux fois tort. Enfin que, dans une période où les hivers ont des airs de printemps, où les gens qui nous terrorisent (quand je dis « nous », ce sont les Syriens et les Irakiens) ont un autre calendrier que le Romain, eh bien nous continuons d'avoir besoin de cette scansion de l'année qui se termine, de l'autre qui s'ouvre, pour nous donner l'impression d'un peu maîtriser ce qui nous échappe, et surtout, pour pouvoir pousser une sorte de « ouf » de soulagement en voyant s'achever 2015. « 2015, j'ai hâte de te dire adieu », comme le disait joliment Titiou Lecoq sur Slate, oui, mais voilà, on ne dit jamais adieu à une année, surtout pas celle-là.
Mais pourtant, ne dit-on pas que nous sommes dans une société de l'instantané ?
Oui, c'est bizarre mais on dit ça. On dit qu'Internet en est une des causes, qu'il nous plonge dans un flux d'informations, qu'il serait comme le fleuve d'Héraclite. C'est drôle comme cette idée a réussi à s'imposer, alors même qu'elle est contraire à l'expérience que l'on fait dans les réseaux. Parce que oui, Internet, c'est la vitesse, c'est la captation de l'attention, c'est l'afflux continu et incessant d'informations, mais tout ça n'a rien à voir avec l'oubli du passé, bien au contraire.
D'abord parce que vitesse et l’afflux continu d’informations ne signifient pas qu'il n'y ait pas ressassement. Les gens qui sont en dépression le savent : ils ont le sentiment que le cerveau va très vite, ils sont incapables de s'en tenir à une idée, et pourtant, ils sont en boucle. Eh bien, Internet peut aussi ressembler à ça et nous donner l’impression que nous rebaignons dans le même fleuve.
C'est dû au fait que les nouveaux médias passent leur temps à se citer pour se remplir, c'est dû à la structure même du web qui fonctionne par l'hypertexte, la mise en lien entre les contenus. Parfois donc, surtout quand les évémements sont tellement forts qu'ils occupent massivement la conversation numérique, c'est plutôt l'impression qu'on n'arrivera pas à oublier qui prédomine, l'impression qu'on est sans cesse ramené à ça.
Ensuite parce, Internet, c'est beaucoup plus qu'auparavant, l'accès possible à des archives. Tout se numérise à grand pas, on le sait. Les livres, les œuvres des musées, les concerts, le Web lui-même fait l'objet d'un dépôt légal, Twitter est archivé à la bibliothèque du Congrès à Washington, sans compter des sites comme Internet Archive sur lequel on peut trouver des sites qui n'existent plus. Plus ça va donc, plus l'Internet s'épaissit de notre mémoire. Et c'est même un problème, un problème technique.
Comme le dit souvent l'historien des religions et grand geek Milad Doueihi, l'informatique n'oublie pas, l'oubli est impossible à programmer. Ce n'est pas pour rien qu'il a fallu inventer un « droit à l'oubli ».
Donc voilà, nous n'oublierons pas 2015 et même peut-être, aura-t-on tout gardé de 2015, plus encore de toutes les années qui précèdent. Cette vidéo enregistrée à l'intérieur du Bataclan au moment où les coups de feu éclataient, ces tweets de jeunes gens demandant à la cantonade si quelqu'un n'avait pas vu leur ami qui prenait un pot à la terrasse de la Belle Equipe, les posts laissés sur Facebook par ces parents, après chaque visite dans un hôpital où il cherchait leurs fils. Tout ça, tout ce qui n'aurait été auparavant que des paroles échangées ou des coups de fil perdus dans les câbles de cuivre, tout ça est aujourd'hui inscrit, quelque part sur Internet et y restera à jamais.
Après l'écriture, nous avons inventé avec Internet le dépôt de nos mémoires.
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